Fabrication d’attrape-rêves, déguisement composé d’une coiffe indienne, atelier de « danse traditionnelle africaine », les animateurs de camps ont souvent bien du mal à faire la distinction entre appropriation culturelle, hommage à une culture ou simple métissage. Qu’est-ce que l’appropriation culturelle ? Quels dommages perpétuent ces pratiques en véhiculant des stéréotypes préjudiciables pour certains groupes, souvent déjà discriminés ? Face à ces questions plus que jamais d’actualité, nous avons décidé, à EFBA, de former nos équipes à faire des choix respectueux de chaque groupe et communauté. Cet article est là pour vous expliquer notre positionnement pédagogique en matière d’appropriation culturelle et pour donner aux animateurs des conseils pratiques.
L’appropriation culturelle, c’est quoi ?
Si la question de l’appropriation est débattue depuis déjà plusieurs années aux Etats-Unis, et notamment en Californie, elle n’est pas toujours très familière pour nos animateurs étrangers, et notamment outre-Atlantique. Mais qu’est-ce que l’appropriation culturelle ?
L’office québécois de la langue française définit l’appropriation culturelle comme l’ « utilisation, par une personne ou un groupe de personnes, d’éléments culturels appartenant à une autre culture, généralement minoritaire, d’une manière qui est jugée offensante, abusive ou inappropriée ». Par « éléments culturels », on peut entendre l’ensemble des codes, rituels, comportements, symboles ou images d’une culture. En pratique, nous considérons qu’il s’agit d’appropriation culturelle si :
- on utilise un élément culturel dans un contexte différent de son contexte coutumier d’origine ;
- il y a un déséquilibre de pouvoir entre la culture source et la culture dans laquelle l’élément est utilisé ;
- on n’a pas été autorisé par le groupe source d’utiliser sa culture ;
- cela cause un préjudice.
Utilisation d’un élément culturel dans un contexte différent de son contexte coutumier d’origine
L’un des cas les plus emblématiques d’appropriation culturelle réside dans l’utilisation de coiffes amérindiennes dans les déguisements. Plus qu’un simple accessoire vestimentaire, elles revêtent une signification spirituelle et sociale forte et ne sont portées que par les hommes de la tribu qui en ont gagné le droit. Les porter comme déguisement sans être issu.e d’une culture amérindienne et sans transmettre des connaissances pointues à leur sujet, c’est nier leur symbolique et la richesse des rites et cultures en question. L’appropriation culturelle est d’autant plus forte qu’on parle ici d’une communauté marquée par le colonialisme et le génocide. Il en est de même pour les attrape-rêves ou les masques africains.
Déséquilibre de pouvoir avec la culture source
On insiste sur la notion de pouvoir ; dans le cas d’appropriation culturelle, une culture dominante s’attribue des éléments issus de cultures qui ont été systématiquement opprimées. On peut citer l’exemple des tatouages maoris portés par les Occidentaux. Les polémiques à leur sujet ont surgi ces dernières années. Ses détracteurs accusent le coup : ces tatouages étaient ridiculisés lorsqu’ils étaient portés par les Maori (dont les terres ont été volées par les colons européens), jusqu’au jour où les Blancs les ont rendus tendance. Pourtant, le tatouage constitue un art rituel et ancestral empreint d’une forte symbolique. Nombreux sont les animateurs à avoir proposé des ateliers superficiels sur la Polynésie lors desquels les enfants peignaient des formes vaguement inspirées de celles de la culture source, qui se voyait ainsi bafouée.
Comment montrer l’appréciation d’une autre culture ?
Si l’animateur a réellement envie de transmettre des connaissances sur cette culture, que peut-il faire ? Plusieurs possibilités :
- faire appel à des spécialistes (association, musée, etc.) ;
- faire intervenir une personne issue de cette culture (pensez à la visioconférence qui donne la possibilité de prendre contact avec des milliers de communautés à travers le monde) ;
- se renseigner en profondeur sur l’élément culturel pour transmettre des connaissances les plus complètes possibles, en prenant si possible conseil auprès de membres de la communauté dont il est question et en s’assurant qu’il ou elle ne va pas aller à l’encontre des rites au travers de son activité. Il est essentiel de s’assurer que le groupe source nous autorise à utiliser sa culture.
Si vous n’êtes pas en mesure de le faire, ne proposez pas un thème consacré à une culture dont le pouvoir est déséquilibré par rapport à la culture dite dominante.
Préjudice à l’encontre d’un groupe
Les attrape-rêves made in China portent préjudice à la culture source non seulement parce qu’ils ne respectent pas leurs rites ancestraux mais aussi parce qu’ils bafouent la richesse et complexité des arts amérindiens en les faisant passer pour de simples objets de décoration. Par ailleurs, il y a également un préjudice financier ; le groupe dominant tire profit de la vente de ces objets, sans aucun bénéfice pour les membres de la culture source. Vous voulez réaliser un atelier en lien avec la culture amérindienne ? N’hésitez pas à consacrer un budget à la venue d’un intervenant ou à acheter du matériel spécifique auprès du groupe dont la culture est issue.
Aux Etats-Unis, les camps se trouvent souvent sur des terres appartenant historiquement à des tribus amérindiennes. Faites des recherches : à qui ont appartenu ces terres ? Comment et quand les autochtones en ont-ils été chassés ? Des traités ont-ils été signés ? (et sont-ils encore honorés ?).
N’oubliez pas qu’il est essentiel de refléter la complexité et la richesse des cultures dans ce que vous expliquez aux enfants. Vous ne pouvez pas proposer un atelier de « danse traditionnelle africaine », ce qui serait aussi absurde que de proposer un atelier de « danse traditionnelle européenne » et tend à effacer la richesse et la diversité des différentes cultures. Lorsque vous proposez aux enfants de fabriquer un objet utilisé historiquement par des peuples autochtones, l’objet créé doit être fidèle pour refléter la complexité des techniques et rendre hommage à un héritage. Un bâton de pluie fabriqué avec un rouleau de sopalin, de l’aluminium et du riz n’est pas un bâton de pluie.
En règle générale, les animateurs doivent être particulièrement vigilants à ne pas réutiliser la culture d’une communauté pour en rire (porter un chapeau chinois et prendre un accent bizarre ou porter une coiffe amérindienne et parler avec un vocabulaire limité sont des choses qu’on peut régulièrement observer en camp). Plus largement, il faut faire attention à ne pas véhiculer des stéréotypes qui, même s’ils sont souvent appréciés des enfants, vont enfermer le groupe visé dans une position de dominé. Nous ne comptons plus le nombre de scènes où un animateur homme se déguise en femme en la sexualisant ou l’abrutissant. Quelle vision aura d’elle-même la petite fille qui assiste à la scène en grandissant ? Pareil lorsqu’un animateur joue un Portugais cantonné aux tâches ménagères. Face à ce stéréotype récurrent en France, un enfant d’origine portugaise risque d’intérioriser le fait qu’il n’est pas légitime à des postes de pouvoir.
Il est très probable que vous ayez déjà été, par le passé, confronté.e à des situations ou blagues racistes, et peut-être même n’étiez pas en mesure de comprendre en quoi elles étaient inappropriées. Pensez que la société est en plein changement sur ces questions. Les blagues racistes qui faisaient rire il y a dix ans provoqueraient probablement un tollé aujourd’hui, et c’est tant mieux. Le blackface et yellowface, pratiques qui consistent à se peindre le visage en noir ou jaune pour « se déguiser » en personnes noires ou asiatiques, ont été maintes fois utilisées par les personnes blanches pour les caricaturer et sont aujourd’hui considérées comme particulièrement offensantes. En tant qu’acteurs éducatifs, nous pouvons enseigner aux enfants que pour rire et passer un bon moment on n’a pas besoin de ridiculiser ou rabaisser une personne ou un groupe, et que pour s’évader on peut découvrir la culture d’autrui pour de vrai !
Faites un pied de nez aux stéréotypes en inversant les rôles dans vos mises en scène, dans le choix des personnages historiques que vous présentez, dans les livres que vous mettez à la disposition des enfants. Les groupes habituellement discriminés peuvent eux-aussi être les sauveur.se.s, les dirigeant.e.s, les scientifiques, les expert.es et les héros et héroïnes de vos histoires !
Echange culturel ou appropriation culturelle ?
Nombreuses sont les personnes blanches qui s’insurgent lorsqu’elles sont critiquées pour leurs dreadlocks ou tatouages maoris. Elles interprètent alors ces critiques comme un contrôle de ce qu’elles peuvent ou non faire, alors qu’il ne s’agit pour elles que de choix personnels, d’expression de leur personnalité ou d’un intérêt pour les autres cultures.
Et puis il y a ceux qui voient l’appropriation culturelle partout, jusque dans la pratique du yoga ou la consommation du thé. Selon eux, pourquoi ne critiquer que les célébrités qui portent des dreadlocks quand une grande partie de la population blanche mange régulièrement des sushis (avec des baguettes en prime) ?
Mais alors, où se situe la frontière entre échange culturel et appropriation culturelle ?
L’échange culturel se bâtit sur un terrain commun sur lequel il n’y a pas de relation de dominant-dominé, contrairement à l’appropriation culturelle.
Les cultures dites minoritaires sont-elles égales face aux cultures majoritaires ? Prenez un instant pour y réfléchir : venir au travail avec des dreadlocks, un sarouel ou un sombrero est souvent mal vu et considéré comme peu professionnel, et certaines langues restent peu valorisées (en France, il est rare d’entendre un animateur féliciter un enfant pour sa maîtrise de l’arabe ou du bambara). Dans un même temps, une personne issu.e d’une culture marginalisée est souvent contrainte de laisser de côté ses pratiques culturelles pour survivre (trouver et garder un travail, obtenir un poste à responsabilités, être intégré.e socialement, etc.). Le rapport est ainsi inégalitaire entre les cultures majoritaires qui s’approprient celles de ceux-là même qu’elles stigmatisent et marginalisent – et les cultures minoritaires.
En tant qu’acteurs éducatifs, soyez le moteur du changement en étant intentionnel.le dans vos choix. Chaque histoire que vous décidez de raconter, chaque personnage que vous jouez, chaque chant, activité, thématique ou mise en scène doivent avoir été sélectionné(e)s pour des raisons conscientes et délibérées. Si vous voulez approfondir une culture historiquement et systématiquement opprimée, faites appel à des intervenant.e.s experts issu.e.s de celle-ci. Valorisez le multiculturalisme auprès des enfants, luttez contre les stéréotypes et renseignez-vous sur le contexte historique de l’emprunt culturel, les rapports de pouvoir entre les différents groupes et les conséquences possibles de l’appropriation culturelle. Vous avez les cartes en main !
Par Julia Peillon
Ressources pour aller plus loin :
ARTICLES EN LIGNE
(Français) Entretien avec Eric Fassin, sociologue, sur le concept d’appropriation culturelle (journal Le Monde)
VIDÉOS
(Français) Porter des tresses ? S’habiller en Amerindien pour Halloween ? La youtubeuse Naya Ali définit l’appropriation culturelle et la différencie de l’appréciation culturelle.
(Français) « Le concept d’appropriation culturelle, ça a l’air compliqué de même. Mais au fond, c’est juste une question de sensibilité (des Brutes) »
(Français) L’émission québécoise Corse sensible aborde l’appropriation culturelle de l’art autochtone
(Anglais) Appréciation ou appréciation culturelle ? Quelles différences ? (par la chaîne Youtube de la CBC)
OUTILS
(Anglais) Échelles pour mesurer la discrimination au quotidien (article universitaire de Harvard)